"JODOROWSKY'S DUNE", CHRONIQUE D'UN CHEF-D'ŒUVRE INACHEVÉ
- JBJ
- 4 juin 2016
- 5 min de lecture

Jodorowsky’s Dune est un documentaire qui porte sur le projet infructueux d’Alejandro Jodorowsky d’adapter Dune, le célèbre roman de science-fiction de Frank Herbert, au cinéma. Le film est à la fois une lamentation sur l’avortement de ce projet titanesque et un panégyrique à la gloire de Jodorowsky.
Au cours du tête-à-tête avec Frank Pavich, le réalisateur, Jodorowsky est amené à faire le récit des incroyables rencontres qu’il fit au cours de son audacieuse entreprise. Les anecdotes du recrutement de chacun des monstres sacrés qui formèrent son extraordinaire dream team sont plus invraisemblables les unes que les autres. Jodorowsky était ainsi parvenu à obtenir les services de : Salvador Dali pour incarner l’empereur fou (qu’il rencontra fortuitement au bar du Saint-Régis à New York, l’un des lieux favoris de Dali pour sa toile préraphaélite longue de six mètres et consacrée à une flatulence !) ; Orson Welles pour interpréter le bedonnant et malfaisant baron Harkonnen ; Mick Jagger pour camper Feyd-Rautha ; Pink Floyd pour composer la bande originale ; le surréaliste H. R. Giger pour concevoir le design du palais démentiel du baron Harkonnen ; et Moebius pour dessiner le storyboard. On ne peut s’empêcher de songer rêveusement à ce qu’aurait donné cette prodigieuse réunion de talents si le film avait vu le jour… La bande originale, faite de mélodies électroniques qui conviennent à merveille à l’ambiance surréaliste et psychédélique, ainsi que les dessins préparatoires des différentes vaisseaux et palais – magnifiques et, sans exaggération aucune, uniques – nous donnent un avant-goût de ce qu’aurait pu être Dune. À la vue de ces travaux conceptuels en couleur, il semble raisonnable de penser que Jodorowsky eusse pu réaliser son vœu de créer un film qui procure les effets visuels de drogues hallucinatoires sans que leur consommation fût pour autant de la partie. À la fin du film, Jodorowsky admet même appeler de ses vœux que son projet soit repris à l’avenir par un autre réalisateur et mis en images en prises de vues réelles ou sous forme de film d’animation. Qui sait si ce vœu ne sera pas réalisé un jour…
Mais ce qui fait l’éclat de ce documentaire, c’est avant tout la verve de son conteur car Jodorowsky n’a pas seulement la magie des images, il a aussi la magie des mots. C’est un homme dont l’ardeur et le charisme débordent naturellement de sa personne. Et malgré cette aura, qui est l’apanage des êtres exceptionnels, Jodorowsky n’en demeure pas moins humain et touchant. Comme lorsqu’il rapporte qu’il encourageait – à l’instar, selon ses propres dires, d’un coach de foot ou de rugby – ses troupes tous les matins. Ou comme lorsqu’il confesse, avec une étonnante franchise, avoir éprouvé un immense soulagement en constatant que l’adaptation cinématographique de Dune de David Lynch (la seule qui vit le jour) était exécrable : « Step by step, step by step, step by step, I became happy because the picture was awful. » Dans son contexte, la formule est hilarante ! Le film laisse également entrevoir combien Jodorowsky est porté par une rage de création sidérante : cet homme donne l’impression, impression ô combien rare, d’incarner la force créatrice. Son obstination à penser que tout est possible en devient même communicative. Je me sentais animé de forces nouvelles et prêt à entreprendre mon propre film après l’avoir vu ! Et pourtant, rien ne prédestinait Jodorowsky à embrasser le cinéma : il y vint sans ne rien connaître à l’aspect technique du tournage d’un film. Comme quoi, il n’est pas nécessaire d’avoir fait des études de cinéma ou d’avoir été assistant-réalisateur pour faire du cinéma. À bon entendeur…
On pourra reprocher au film l’assertion – spécieuse, estimeront certains – qui fait de Dune un projet de film visionnaire dont le gigantisme et la portée dépassaient tout simplement l’entendement des producteurs des grands studios hollywoodiens. Il semble cependant plus probable que les producteurs, en hommes d’affaires chevronnés, aient reculé devant la durée annoncée du film – Jodorowsky projetait de réaliser une œuvre d’un seul tenant d’une durée de quatorze heures – et devant son coût faramineux – Dali souhaitait être l’acteur le mieux rémunéré d’Hollywood en étant payé « cien mil dólares la hora » (cent mille dollars de l’heure, rien moins que cela !) sans compter qu’Orson Welles avait accepté de jouer dans le film à condition que le chef gastronomique chez il prenait quotidiennement ses repas soit embauché à son seul bénéfice pendant toute la durée du tournage. Il n’y a également rien qui garantît que Jodorowsky et ses comparses, tout impressionnants qu’ils fussent, fussent parvenus à mettre en images leur vision extravagante. Rappelons-nous que George Lucas attendit près de quinze avant de s’atteler à la deuxième trilogie Star Wars afin que l’état de la technologie et des effets spéciaux lui permît de répondre à ses attentes visuelles. Il reste, nonobstant, que ce discours n’entame en rien notre délectation à l’écoute de toutes les histoires rocambolesques qui présidèrent à la formation du Dune de Jodorowsky.
Plus impressionnant peut-être encore est le retentissement qu’eut ce projet, malgré son inachèvement, dans le monde du cinéma. Le legs du Dune de Jodorowsky est en effet palpable dans nombre de films de science-fiction. La plupart des collaborateurs artistiques de Jodoroswky furent par la suite recrutés par des studios américains pour travailler sur d’autres projets. H. R. Giger fut par exemple à l’origine des croquis préparatoires de l’alien pour le film de Ridley Scott de 1979. Mais cet héritage est encore plus évident dans Prometheus, du même Ridley Scott, dans lequel figure un édifice mystérieux qui fait étonnamment penser au palais du baron Harkonnen conçu par Giger pour Dune.
Le documentaire nous livre in fine un enseignement sur la véritable signification du succès et de l’échec et sur la valeur indue que nous octroyons complaisamment à ces deux concepts dans notre vie quotidienne. Comment, en effet, ne pas éprouver de l’admiration pour un homme capable d’affirmer au sujet d’un projet inachevé qui exigea deux années de travail acharné : « For me, to fail is only to change the way. » ? Viscéralement stimulant, Jodorowsky’s Dune suscite donc un enthousiasme naturel pour la création de films, et en cela, ce n’est rien moins qu’un chef-d’œuvre.
EXTRAITS CHOISIS :
“Jodorowsky: What is the goal of life? It’s to create yourself a soul.”
“Jodorowsky: When you make a picture, you must not respect the novel. It’s like you get married, no? You go with the wife, white, the woman is white. You take the woman, if you respect the woman, you will never have child. You need to open the costume and to rape the bride. And then you will have your picture. I was raping Frank Herbert, raping, like this. But with love, with love.”
“Jodorowsky: The mind is like the universe, it’s constantly expanding.”
IMAGES :

Bureau d'Alejandro Jodorowsky

Dessin conceptuel d'un palais

Dessin conceptuel d'un vaisseau pirate

Dessin conceptuel d'un vaisseau

Dessin conceptuel du palais du baron Harkonnen par H. R. Giger

Dessin conceptuel du palais du baron Harkonnen par H. R. Giger

Dessin conceptuel du palais du baron Harkonnen par H. R. Giger

Édifice inconnu dans Prometheus de Ridley Scott

Édifice inconnu dans Prometheus de Ridley Scott
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